La photographie est un art de la citation
Citer, c'est choisir, délimiter et s'approprier partie d'un texte. Le fragment ainsi élu, devenu autonome, de ce fait acquiert forme définie, conquiert sens définitif. Il tourne à l'aphorisme (1).
En lui se résume une pensée, se révèle une vision du monde. Ainsi en est-il de l'action du photographe: du contexte fluctuant des événements et des apparences, il extrait un fragment qui, cadré et arrêté, est changé en image, aphorisme visuel.
Pourquoi donc ne pas approprier l'accident du commentaire à l'essence de la photographie, recourir à la citation pour concourir à l'appréciation des aphorismes de Pierre-Jean Amar ?
Celui-ci accepterait-il de reconnaître dans cette réflexion de Pierre Mabille une définition possible du photographe qu'il est ? "L'homme est pour lui-même une frontière consciente posée entre deux mondes : celui de l'intérieur, le moi indivisible qui est la vie réelle, inconnaissable directement, celui de l'extérieur, l'univers illimité, indéfiniment mutilé et divisé.Les images que fait le photographe ne donnent pas seulement à voir le monde sur lequel il arrête son regard, mais aussi à deviner son monde intérieur, ne serait-ce que par les orientations de ce regard et les motifs privilégiés de sa méditation visuelle. Pour Pierre-Jean Amar ce sont "les plantes, ces incompréhensibles exercices d'une géométrie vivante et aussi les cristaux, les traits de lumière, les vents furieux, le soleil indifférent qui, de son éloignement, règle et ordonne toute chose. Un monde de formes dont chacune est une interrogation émouvante".
De ce monde participent aussi les eaux cascadantes écumant sur des rochers vernis de noir, les rideaux ballonnants gonflés de vent et d'ombres mouvantes, les intérieurs tranquilles où les objets se conjoignent en d'ombreuses harmonies, les nus innocents dont la chair se lustre de la caresse d'un soleil complaisant. C'est "un monde que d'aucuns appellent la réalité mais qui n'est qu'une découverte incessante, un mystère indéfiniment renaissant que l'imagination, armée du calcul et des appareils de précision, nous montre différent de ce que nos sens avaient perçu au premier contact". Chaque photographie de Pierre-Jean Amar est une incitation à pénétrer ce mystère.
Or, ce mystère a un nom, qui donne titre au texte de Pierre Mabille et qui justifie qu'on le prenne pour prétexte à commenter l'œuvre de Pierre-Jean Amar : c'est le Merveilleux(2). "Le Merveilleux est (...) la conjonction du désir et de la réalité extérieure. Il est à un moment précis, l'instant troublant où le monde nous donne son accord (...), l'image qui surgit soudain et se fait invention".
Mais point de méprise. Ce n'est pas une épiphanie; l'image n'advient pas par miracle.
Si elle "surgit", c'est par le regard du photographe, dans sa visée; si elle "se fait invention",c'est par l'imagination de celui-ci, dans sa vision. "La conjonction du désir et de la réalité extérieure" est le résultat d'une longue patience. Il y faut sensibilité et intelligence, acuité et persévérance, humilité et outrecuidance. Humilité de celui qui croit qu'il peut - qu'il doit passer outre ce qu'elle paraît. C'est en cela que le merveilleux est un "instant troublant", celui où la prise de vue se révèle surprise de la vision. Le photographe trouble alors l'eau plate du déjà vu, pour aller pêcher dans ces abysses "ténébreux et discrets" dont parle Baudelaire, une image jusque-là inaperçue des"richesses internes" qu'ils recèlent.(3)
Parfois le merveilleux se réverbère, le désir outrepasse la réalité, la récitation de la vraisemblance du monde se démultiplie en excitation des faux semblants, des apparences, la métamorphose imaginaire du réel s'excède dans sa métaphorisation. Alors chez Pierre-Jean Amar la pierre se change en prière, l'ombre d'un verre en cage de lumière, un bidon rouillé en déesse mère. Quand ainsi l'évidence des apparences se confond avec le mystère des métaphores, la photographie n'est plus seulement la mémoire de l'œil, mais aussi son imagination.
Jean Arrouye, Professeur à l'Université de Provence
1. "Sentence renfermant un grand sens en peu de mots". Petit Littré
2. Pierre Mabille, Le Merveilleux, P-J. Oswald, 1977.
3. Charles Baudelaire "L'homme et la mer", Les Fleurs du mal.